« Je
suis un être d’ailleurs.
Les
jours défilent. J’avance. Changement d’air. Me voici près de
l’océan, à quelques pas de cette immense étendue dont le son me
berce, dont la sensation me régénère. Presque quatre décennies
pour prendre ma voie en main. Ici, je me sens plus libre, plus en
harmonie.
Je
vois le monde tourner, les humains que je côtoie suivre leur chemin,
trouver quelqu’un avec qui avancer. Chaque jour, je peux constater
à quel point je suis à mille lieues de leur fonctionnement. Ils
vivent, se rencontrent, se retrouvent. Ils ont ce besoin de s’agiter
et de faire tant de bruit pour combler l’espace. A croire qu’ils
sont terrorisés par le silence et par le vide.
Et
pourtant, ce vide est parfois plénitude, ce silence, paix de l’âme.
Combien ils gagneraient à se laisser bercer par le son du monde,
porter par le souffle du vent, caresser par les vagues de cet infini
océan. Qu’y a-t-il de plus doux qu’un ciel empli d’étoiles et
le doux murmure du ressac ? Écoutez ! Sentez !
J’ai
beau les connaître depuis toujours, être parmi eux depuis si
longtemps, jamais je ne me ferai à leurs comportements. Ils sont
capables de choisir une personne pour une nuit, de l’avoir oubliée
le lendemain. Leurs échanges se font de plus en plus par écran
interposé, se sélectionnant sur catalogue, comme l’un de leurs
produits de consommation. Qu’en est-il de la rencontre ? Qu’en
est-il de la conversation, de toute cette communication non verbale
qui révèle l’autre bien plus que ses mots ?
Et
qu’en est-il également de cette obsession de surprotection ?
Il sera bientôt presque impossible d’échanger une salutation
entre deux êtres de sexe opposé sans dévider son casier judiciaire
ou ses antécédents médicaux…
Et
le Songe, me direz-vous ? Le Songe se meurt, peu à peu oublié,
sa magie s’éteignant, noyée par le mercantilisme et le
consumérisme dont se glorifie cette espèce.
Alors
un être à demi-songe, comment peut-il s’adapter, survivre en ce
monde ? Comment peut-il espérer croiser un autre être
suffisamment proche pour parvenir à vibrer avec harmonie ?
Je
suis un être d’ailleurs, d’un autre temps, d’une autre sphère.
Il y a si longtemps que j’erre parmi eux.
Ils
ne sont pas sans beauté, sans bonté. Mais rare sont les êtres qui
laissent parler en eux cette fibre. Ils ont peur ; peur de
sentir, peur d’éprouver, peur de se blesser… Ils ne réalisent
pas que c’est par les blessures, par la souffrance que l’on
apprend. Ils préfèrent se voiler la face, vivre dans une illusion
sécuritaire, dirigés par des fous, de plus en plus soumis et
contrôlés par des machines. »